Essais

Iegor Gran

L'Entretien d'embauche au KGB

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photo libraire

Chronique de Élodie Leconte

Librairie de Paris (Saint-Étienne)

Dans sa traduction commentée d’un manuel du KGB, Iegor Gran démonte la mécanique du cynisme à l'œuvre dans l’URSS des années 1960 et encore en vigueur dans la Russie de V. Poutine.

« Oh, ce n’est pas de la haute littérature. Les phrases ont la légèreté du char d’assaut coincé dans un couloir. » Le ton est donné dès les premières lignes : ce manuel, écrit par un gradé du KGB dans les années 1960, est confit dans sa langue soviétique, truffé de périphrases « tchékistes ». Pourtant, on dévore ce livre avec gourmandise car Iegor Gran le dynamite de l’intérieur, en y adjoignant la description minutieuse de l’envers du décor et son commentaire caustique et ironique. Adepte des textes à mi-chemin entre le journalisme et le pamphlet (Z comme zombie paru en 2022 chez P.O.L.), il parle depuis sa position de fils de dissident et n'hésite pas à se mettre en scène pour mieux nous immerger dans cette « balade » ironique au pays des Soviets. Il nous expose comment le KGB n’est finalement qu’un énième avatar d’une police secrète de la Grande Russie : les continuités sont étonnantes depuis l’Okhrana des tsars, en passant par la Tchéka puis le NKVD, jusqu’au FSB cher à Poutine, qui continue d’appliquer les méthodes exposées, « le communisme en moins ». La conception de l’ouvrage, faisant cohabiter dans une même page le texte KGBiste et la plume de Gran donne à l’ensemble un goût de transgression dont l’auteur se revendique : « C’était comme me glisser incognito dans une salle de cours de ces écoles ultrasécurisées, me fondre dans la future crème des officiers du renseignement soviétique. Espionner les espions, en quelque sorte ». Voici un titre accessible à un large public, précieux dans une époque où la Russie menace et inquiète. Et l’on garde avec soi les derniers mots de l’auteur : « Je le referme maintenant et le glisse dans un tiroir, un peu comme ces gens qui conservent chez eux un morceau du mur de Berlin et je frissonne à l’idée que son pouvoir maléfique est loin de s’être dissipé ».

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